La Promesse d'un art (1900-1950). Un demi-siècle de théories du cinéma
Sous la direction de Massimo Olivero et Matthieu Couteau
Persuadés qu’il n’y a pas d’un côté la théorie et de l’autre le cinéma, mais que l’une et l’autre se sont toujours influencés, notre ambition commune est de concourir à la recherche actuelle de façon originale, en proposant une introduction plurivoque aux pensées qui ont fait le septième art. D’Hugo Münsterberg à Sergueï Eisenstein, en passant par Rudolf Arnheim, Béla Balázs, Ricciotto Canudo, Louis Delluc, Germaine Dulac, Jean Epstein, Lev Kouléchov et Dziga Vertov, en creusant du côté des formalistes russes (Victor Chklovski), des poètes symbolistes et surréalistes (Saint-Pol-Roux), des cinéphiles (Alexandre Astruc), nous avons voulu remonter aux sources de nos conceptions, examiner notre testament pour comprendre leur héritage.
En revenant aux écrits fondateurs qui ont permis au cinéma de devenir un art, il s’agit de revisiter ces matrices théoriques pour éclairer les débats contemporains. Car, comprendre ce dont nous avons hérité exige d’interroger les formes et les concepts qui ont façonné, dès son origine, ce médium.
Notices des auteurs :
Massimo Olivero est maître de conférences en esthétique et théorie du cinéma à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent sur la poétique des formes filmiques, les théories du réalisme, et la mise en scène dans la fiction classique, avec un intérêt particulier pour le cinéma soviétique, hollywoodien et français (1920-1950).
Matthieu Couteau est docteur de l’université Sorbonne-Nouvelle, où il a soutenu une thèse sous la direction de Térésa Faucon, intitulée « Théorie du gros plan sonore. De ses origines sourdes à ses métamorphoses dans le cinéma moderne français ». Sa recherche en esthétique s’intéresse à l’histoire et à l’analyse des films, de leurs formes visuelles et sonores, de leurs récits, dans des cinématographies muettes ou parlantes, notamment celle de la modernité française (1950-1980).
Résumés des contributions :
Massimo Olivero et Matthieu Couteau – Introduction. Cent ans après un demi-siècle de théories
Entre tour d’horizon des théories du cinéma et relevé des textes écrits sur leur compte, cette introduction expose les nombreuses problématiques de cet ouvrage et ses ambitions. Partant du principe que le cinéma est devenu un art par ses théories, plus rapidement et plus concrètement que ses six autres prédécesseurs, elle envisage leur périodisation et fait sienne la grande question de cinquante années de théorisation : le cinéma est-il un art ?
Art populaire ; Autonomie ; Édition ; Esthétique ; Ontologie ; Reconnaissance ; Spécificité filmique ; Théorie classique
José Moure – Vers une théorie du cinéma – Le temps des origines : 1895-1908
Centré sur la période 1895-1908, durant laquelle le cinématographe passe de simple attraction technique à sujet de débats culturels et artistiques, ce chapitre s’attache à étudier les premières années de réflexions sur le cinéma, qu’elles soient descriptives (machine, écran, spectateur) ou prédictives (usages futurs : documentaire ou archives), avec pour horizon l’année 1907-1908, où s’esquissent les bases d’une théorie cinématographique, célébrant à la fois ses mérites réalistes et expressifs.
Cinématographe Lumière ; Critique ; Impression de réalité ; Photographie ; Reproduction technique ; Trucage
Luc Vancheri – Ricciotto Canudo, ombres et lumières d'une théorie du cinéma
En remontant le fil des influences de Ricciotto Canudo, ce chapitre remet en contexte l’une des tentatives pionnières de faire entrer le cinéma dans le domaine des arts et de l’y faire reconnaître, à la suite des traditions romantique et wagnérienne, comme la synthèse de tous les autres. Attentif aux références de l’écrivain italien, il montre que son ambition, teintée d’élitisme et de nationalisme culturel, peut servir à révéler les tensions entre modernité artistique et politique de l’art.
Esthétique ; Fascisme ; Futurisme ; Modernité ; Musique ; Poésie ; Théâtre ; Synthèse des arts
José Moure – Le cinéma comme art de l'esprit : Hugo Münsterberg, premier théoricien de la subjectivité au cinéma
À l’appui d’une herméneutique poussée, ce chapitre explore l’analogie entre le film et son spectateur, établie par Hugo Münsterberg dans The Photoplay. Progressant avec l’essai, il rend compte des comparaisons faites entre les processus cinématographiques (profondeur, mouvement, montage) et les mécanismes mentaux (attention, mémoire, imagination), valorisant une théorie de la subjectivité, basée sur des techniques (flashbacks, gros plan) et sur une conviction : le cinéma est un art de l’esprit.
Émotion ; Imagination ; Gros plan ; Langage intérieur ; Mémoire ; Plasticité ; Psychologie ; Spectateur
Elodie Tamayo – Voies d’un cinéma potentiel dans l’avant-garde française
Appréhendant les avant-gardes françaises dans leur entier (1910-1930) à travers la notion de « cinéma potentiel », ce chapitre aborde les théories et les films des cinéastes-critiques de la période par le prisme du virtuel, de l’inachevé et du spéculatif. Il pointe le rôle joué par ces auteurs dans le processus de reconnaissance du cinéma, tout en mettant au jour leur vision prophétique d’un art, où images et dispositifs sont amenés à se confondre dans une expérience utopiste et sans limite.
Abel Gance ; Cinéma impressionniste ; Forme inachevée ; Fragmentation ; Invisible ; Virtuel
Chiara Tognolotti – Les théories du cinéma de Louis Delluc et Germaine Dulac
Figures matricielles pour la théorie du cinéma française, Louis Delluc et Germaine Dulac ont maturé une approche sensible des formes filmiques sur laquelle s’attarde ce chapitre. En procédant par éclairages successifs, il entend rappeler leur conception du septième art, leur rapport à la musique ainsi que leur définition de la photogénie, entendue non plus comme un hommage à la beauté mais comme le moyen d’appréhender les choses dans leur apparence et leur mobilité en vue de générer l’émotion.
Avant-garde ; Cinéastes ; Cinéphiles ; Critique ; Expérimentation ; Féminisme
Laura Vichi – La théorie du cinéma de Jean Epstein : l’œil, le corps, l’esprit, l’utopie
Œuvre habitée par des réflexions sur l’identité et le sacré, la théorie de Jean Epstein considère le cinéma comme un art capable de transcender la perception ordinaire, révélant une réalité neuve. Ce chapitre insiste sur le rôle de la photogénie, du gros plan et du mouvement, mais aussi sur les influences et les échos de cette pensée avec son temps, mettant à jour la poétique, faite de science et de poésie, de l’un des théoriciens français les plus actuels et les plus étudiés de nos jours.
Émotion ; Fluidité ; Gros plan ; Irrationnel ; Matière ; Métamorphose ; Photogénie ; Sensible
Érik Bullot – Cinéma par excès
Au croisement de la poésie, de la science-fiction et de la théorie des médias, ce chapitre explore les figures prophétiques d’un « cinéma vivant » ou « total », à partir des textes méconnus de Saint-Pol-Roux et de René Barjavel. Ces poètes captivés par le septième art imaginent un dépassement technologique du cinéma, où les images deviennent incarnées, jaillissent hors de l’écran et se mêlent à la vie, anticipant les enjeux contemporains de la réalité virtuelle et de l’intelligence artificielle.
Cinéma de poésie ; Cinéma vivant ; Matérialisation ; Prophétie ; Technologie
Caroline San Martin – Alexandre Astruc : le cinéma comme pensée
Article avant-coureur de la vague cinéphile des années 1950, « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo » prend la forme d’un manifeste et d’un compte rendu, qui fait état des théories antérieures (impressionnisme, surréalisme, formalisme) pour mieux s’en distinguer. Attentif à l’idée que le cinéma ne dépend pas des autres arts, ce chapitre revient sur le parlant comme langage autonome (vecteur d’une pensée) et sur la caméra comme stylo (moyen d’expression de l’artiste moderne).
Abstraction ; Cahiers du cinéma ; Caméra-stylo ; Critique ; Figural ; Nouvelle Vague
Matthieu Couteau – Béla Balázs et Jean Epstein, de l’indistinction à la reconnaissance
À travers une lecture serrée des parcours, des méthodes et des écrits de Béla Balázs et de Jean Epstein, ce chapitre entend mettre à jour les cheminements respectifs de ces théories contemporaines, souvent rapprochées ou confondues par leurs commentateurs. Afin de débrouiller l’enchevêtrement de leurs prémisses et de leurs résultats, il compare ce pourquoi on les a toujours réunis : leur fascination pour le visage, leur goût des stars ou encore leur affection pour les techniques du montage.
Animisme ; Dialectique ; Expressionisme ; Gros plan ; Photogénie ; Physionomie ; Réalisme
Dario Marchiori – Béla Balázs, une approche métaphorologique
Inspiré par l’approche métaphorologique d’Hans Blumenberg, ce chapitre s’applique à une relecture critique de l’œuvre théorique et poétique de Béla Balázs. Il affiche la place forte qu’occupe la métaphore dans les écrits de l’auteur, non comme un simple ornement mais comme un outil heuristique déterminent pour penser le cinéma. Omniprésente dans son discours scientifique, intimement liée à l’expression, la métaphore permet d’appréhender l’expérience esthétique comme un dépassement du rationnel.
Cinéma muet ; Culture ; Expression ; Homme visible ; Médium ; Métaphore ; Théorie du cinéma
Matthieu Couteau – Prolégomènes à de nouvelles approches de la théorie de Rudolf Arnheim
Faisant appel à la biographie de son auteur comme à la genèse de l’ouvrage, ce chapitre est consacré à l’analyse et à l’histoire particulière du Film als Kunst, devenu Film as Art, de Rudolf Arnheim. Il relate les difficultés que représentent l’appréhension d’un tel texte, considéré comme un aboutissement pour la théorie de son temps, puis comme une théorie défaite après coup par les victoires d’une technique (le son), d’une production (le film commercial) et d’une idéologie (le réalisme).
Facteurs différenciants ; Film muet ; Film sonore ; Formalisme ; Gestalt ; Pensée visuelle ; Perception
Massimo Olivero – La théorie du cinéma de Lev Kouléchov : le montage des matériaux
Adepte d’un montage qui soit opérateur d’une transformation de la perception et du sens, Lev Kouléchov s’impose comme le pionnier d’une esthétique de la clarté, visant à la plus grande efficacité expressive tout en intégrant une pensée dialectique où se rencontrent réalité filmée et fiction créative. Ce chapitre suit de près l’évolution de cette approche et de ses concepts (modèle, cadre, montage) pour restituer les nuances d’une théorie subtile, vantant les pouvoirs de l’acteur et de l’image.
Création ; Cinéma soviétique ; Composition ; Dialectique ; Energie ; Grotesque ; Mouvement ; Ontologie ; Synthèse
Valérie Pozner – Victor Chklovski et la pensée théorique du cinéma
Relatant l’itinéraire intellectuel de Victor Chklovski, ce chapitre esquisse les temps forts de sa pensée cinématographique : de la critique d’un art trop mimétique à la découverte d’un nouveau potentiel formel avec le montage, jusqu’à la proposition d’un langage hiéroglyphique. Il détaille, puis explique les notions chères à ce penseur du formalisme (matériau, défamiliarisation, récit non-linéaire), en insistant sur la tension essentielle entre innovations esthétiques et conventions narratives.
Défamiliarisation ; Discontinuité ; Formalisme ; Langage transmental ; Matériau ; Montage ; Narration
Massimo Olivero – La dialectique de l’invisible. La théorie du cinéma de Dziga Vertov
Parcourant les publications de Dziga Vertov, cet article s’intéresse au concept d’intervalle et à la figure du Ciné-Œil, à leurs usages et à leur histoire dans sa théorie. Il repart du postulat initial (le film est un moyen de révéler les structures du réel), étudie sa pensée des relations internes (chaque fragment filmique procède d’une totalité en mouvement) avant d’exposer son idée du montage (opération intellectuelle et politique produisant un savoir sur la réalité sociale et historique).
Continuité ; Discontinuité ; Intervalle ; Médiation ; Montage ; Relation ; Rythme ; Totalité
Ian Christie – La tyrannie du montage d’hier à aujourd’hui
Intrigué par l’importance du montage dans l’histoire du cinéma et de sa théorie, cet article suit le succès critique de ce mot français, réinvesti par les soviétiques, remis en cause avec l’apparition du sonore, marginalisé par le réalisme bazinien, redécouvert avec l’essor des théories contemporaines. Il évoque les moments décisifs de cette histoire par le biais des textes, en soulignant leurs points communs, à l’image de l’expression « cinéma des attractions » et de ses diverses acceptions.
Cinéma d’attractions ; Cinéma Soviétique ; Genèse du montage ; Histoire du cinéma ; Revue Close Up
Dominique Chateau – Eisenstein et le modèle musical
Loin d’être une simple analogie, la musique est chez Eisenstein, dès ses premiers écrits, un principe structurant pour sa pensée esthétique. Axé autour du rôle central de ce modèle, puis de ses interprétations progressives (contrepoint orchestral ou harmonique visuelle), ce chapitre examine en quoi ce recours à un autre art permet au cinéaste-théoricien de penser une poétique révolutionnaire, fondée sur la synthèse sensorielle, la dialectique formelle et la temporalité comme quatrième dimension.
Contrepoint audio-visuel ; Dominante ; Formalisme ; Kabuki ; Montage ; Synesthésie ; Totalisation harmonique
Alessia Cervini – Eisenstein. Une méthode après la révolution
Projet théorique inachevée, née de la crise artistique et politique traversée par son auteur, La Méthode est un ouvrage ambitieux, qui se nourrit d’anthropologie, de psychologie et de matérialisme pour penser une création artistique libre, au-delà des dogmes esthétiques ou idéologiques. Ce chapitre est dédié à l’élaboration de ce travail et à la mise en lumière de la « méthode Eisenstein », qui conçoit l’œuvre d’art comme la rencontre d’une pensée sensible avec une expérience intellectuelle.
Anthropologie ; Cinéma soviétique ; Dialectique matérialiste ; Engels ; Mexique ; Monologue intérieur ; Réalisme socialiste ; Vygotsky Lev
Dominique Chateau – Antinomie forme‑contenu versus dialectique paramétrique (ou Bazin versus Eisenstein)
Opposant deux façons de penser l’art, l’antinomie forme-contenu (où le contenu prime sur la forme) et la dialectique paramétrique (où le film est vu comme la somme de tous ses paramètres), auxquels il se propose d’associer deux auteurs, André Bazin pour l’un et Sergueï Eisenstein pour l’autre, ce chapitre éprouve par la philosophie, d’Hegel à Lénine, et via le concept déterminant d’Aufhebung l’une des voies de la théorie eisensteinienne tardive, synthèse de ses visions du montage et du réel.
Aufhebung ; Classicisme ; Entendement ; Hegel ; Lénine ; Montage harmonique
Massimo Olivero – Reprise en guise de conclusion. Le cinéma, reproduction technique ou technique de représentation ?
Au début du xx siècle, le cinéma fut jugé incapable de produire de l’art en raison de sa reproductibilité technique. Contre cette critique, des théoriciens, comme les formalistes, et des cinéastes, tels qu’Eisenstein, défendaient sa dimension artistique, mettant en avant la puissance expressive de son montage et sa capacité à faire langage. Cette conclusion s’occupe de ce débat ainsi que de sa résurgence dans l’Italie néoréaliste, où s’opposent les visions de Zavattini et d’Aristarco.
Déformation ; Eisenstein ; Formalisme russe ; Médiation dialectique ; Métonymie ; Pirandello ; Réalité seconde ; Spécificité filmique ; Théorie du réalisme
